Voici comment le Liechtenstein a inventé de toutes pièces l’État providence

En 2003, la petite principauté nichée entre l’Autriche et la Suisse a rompu l’équilibre constitutionnel entre le souverain et les citoyens et a créé un pays « au service » de ceux qui y vivent

Le 17 mars 2003, le « Corriere della Sera » a annoncé le résultat du référendum par lequel les citoyens du Liechtenstein, dernier « bruit de fond » du Saint Empire romain germanique, ancienne monarchie nichée entre la Suisse et l’Autriche, ont décidé d’accroître les pouvoirs discrétionnaires du prince régnant, aujourd’hui Hans Adam II von und zu Liechtenstein, et de réduire proportionnellement ceux du Parlement, une chambre qui ne compte que vingt-cinq représentants.

Le Conseil de l’Europe, seule organisation internationale qui regroupe tous les États du Vieux Continent, a adressé une note de vive inquiétude aux agences de presse, exprimant sa perplexité face à une décision susceptible de saper les fondements consolidés de la démocratie, même si elle est le résultat d’une consultation populaire.

L’ancienne « charte » de 1921 annulée

Les 16 932 électeurs de la petite principauté alpine (mais un peu moins de 15 000 s’étaient rendus aux urnes) avaient approuvé à une écrasante majorité la réforme constitutionnelle proposée par Hans Adam II, alors âgé de 57 ans et sur le trône depuis 1989. 64,3 % des électeurs ont dit oui à une série de modifications de la loi fondamentale de l’État, qui datait de 1921, contre 16 % à la contre-proposition des antimonarchistes et 20 % à celle des partisans du maintien de l’ancienne Constitution.

La celebrazione della festa nazionale liechtensteinese
Célébration de la fête nationale du Liechtenstein

« Le chef d’État du Liechtenstein aura des prérogatives bien plus larges que celles d’un simple souverain constitutionnel européen. Par exemple, il pourra obliger le gouvernement à démissionner même s’il dispose d’une majorité au Parlement. Ou encore, il pourra rendre caduques les projets de loi déjà adoptés par les parlementaires, simplement en ne les ratifiant pas dans les six mois. L’organe législatif n’aura aucun pouvoir de contrôle sur les actions du prince, qui sera également le seul à pouvoir modifier les règles régissant la succession au trône. Si l’on ajoute à cela le fait que le chef de l’État avait déjà le dernier mot sur la nomination des magistrats, il semble difficile de soutenir que la constitution du Liechtenstein respecte le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire semblent désormais réunis dans deux mains seulement : celles du prince », écrivait le célèbre journal de Via Solferino.

Mais ce qui a échappé aux commentateurs du journal dirigé par Ferruccio De Bortoli, c’est que le système constitutionnel du petit État, connu à l’époque par la plupart des gens comme un parfait exemple de paradis fiscal et bancaire et encore membre de l’AELE aux côtés de la Suisse, de la Norvège et de l’Islande, contenait les germes d’une révolution idéologique beaucoup plus vaste, un bouleversement qui imaginait pour lui-même le premier cas de « State-business » ou « État-entreprise » d’Europe et, peut-être, du monde.

Le politologue Luca Pirri écrivait en 2012 : « Selon Hans Adam II, l’État du futur doit « devenir une entreprise de services publics qui fait face à une concurrence pacifique et cesse d’être une entreprise monopolistique, en mesure de mettre ses clients dans l’alternative entre se contenter de mauvais services aux prix les plus élevés ou émigrer ». L’État est donc considéré de la même manière qu’une entreprise fonctionnant dans un régime concurrentiel, il n’est plus une entité immuable et supérieure par rapport aux individus, mais une simple organisation de moyens et d’hommes, au service des citoyens, et non l’inverse. À cette fin, les fonctions nécessaires de l’État sont au nombre de deux :  » le maintien de l’État de droit : il s’agit, essentiellement, des fonctions étatiques qui concernent le maintien de l’ordre, la production de règlements et la résolution des conflits entre les citoyens ; la politique étrangère « .

Coexistence entre tradition et modernité

Le cas du Liechtenstein, ainsi que d’une City de Londres ancrée dans des règles électorales corporatives remontant au Moyen Âge, montre comment tradition et modernité peuvent représenter des courts-circuits vertueux au bénéfice des citoyens. Le 23 janvier 2019, le petit État de montagne a également fêté ses trois cents ans d’existence : autant d’années se sont en effet écoulées depuis que l’empereur Charles VI de Habsbourg a décrété l’union entre le comté de Vaduz et la seigneurie de Schellenberg, l’élevant au rang de Fürstentum ( » Principauté « ) sous le nom du noble Antonio Floriano de Liechtenstein.

L’article 1 de la Constitution réformée stipule que « la Principauté du Liechtenstein est au service des personnes vivant à l’intérieur de ses frontières, afin qu’elles puissent mener une vie commune dans la paix et la liberté », ce qui constitue en soi une constitutionnalisation des principes libéraux dont de nombreux courants de pensée aimeraient s’inspirer. Il existe à Vaduz le seul cas au monde de souveraineté dite « duale », en ce sens qu’elle est parfaitement partagée entre le prince et le peuple, placés sur un pied d’égalité, ce dernier étant toutefois légitimé à tout moment à procéder à l’abolition de la monarchie (article 113) ou à présenter une défiance motivée au souverain si au moins 1’500 détenteurs de la citoyenneté le demandent (article 13 ter).

Il confine tra Svizzera e Liechtenstein a Balzers
La frontière Suisse-Liechtenstein à Balzers

Mais la véritable nouveauté, tant du point de vue du droit public comparé que pour les dimensions déjà lilliputiennes de l’État du Liechtenstein, est l’affirmation d’un droit positif de sécession, qui n’a pas de précédent dans le monde (bien qu’il ait été théoriquement prévu par la loi fondamentale de l’URSS pour les républiques qui composaient la fédération). L’article 4 stipule : 1) « La modification des limites du territoire de l’État ne peut avoir lieu qu’en vertu d’une loi. Les modifications des limites entre les communes, la création de nouvelles communes et la fusion de communes existantes nécessitent également une décision à la majorité des citoyens qui y vivent et qui ont le droit de vote. 2) Les communes individuelles ont le droit de se retirer de l’association nationale. La majorité des citoyens de la commune ayant le droit de vote décide de l’engagement de la procédure de retrait. Le retrait est régi par une loi ou, le cas échéant, par un accord international. En cas de réglementation par traité international, un second vote doit être organisé dans la commune après la conclusion des négociations du traité.  »

Onze municipalités légitimées à faire sécession

Le deuxième point, comme le rappelle Luigi Pirri, est le plus intéressant de tous : les communes du Liechtenstein (au nombre de 11, selon l’article 1 de la Constitution elle-même) « ont le droit de faire sécession de l’Union étatique ». Il s’agit d’un autre élément totalement nouveau dans l’histoire constitutionnelle moderne : le droit à l’autodétermination au niveau municipal, c’est-à-dire la possibilité de se séparer de l’État auquel on appartient par le biais d’une initiative municipale et d’un référendum local ultérieur. Un second vote est envisagé si les modalités de retrait de l’Union ont été décidées au moyen d’un traité international.

Hans Adam II, né le 14 février 1945 à Zurich, fils aîné du prince François-Joseph II et de la princesse Georgina de Wilczek, a déclaré : « Un État modèle qui garantit la paix, l’État de droit, la démocratie et le bien-être de la population doit retirer à l’État le monopole du territoire. Afin de soustraire le monopole du territoire à l’État, ce dernier doit être divisé en petites unités, de sorte que les plus petites unités de population possibles aient la possibilité d' »émigrer » ». Mais ce n’est pas tout : « Cette sécession potentielle », explique l’universitaire en sciences politiques, « renforce la pression sur l’État qui fonctionne mal, le poussant à se réformer pour éviter la dissolution.

Un « fédéralisme libertaire » contre le centralisme

Pour les juristes du site « Polyarchy – Polyarchie – Poliarquia », « nous avons donc une idée de forte concurrence institutionnelle et fiscale, un fédéralisme libertaire qui s’oppose à la tendance actuelle à l’unification supra-étatique et qui « oblige » les organismes publics à tenir compte des demandes des citoyens, sous peine de dissolution de l’État lui-même (ou, au moins, de sa réduction territoriale), en valorisant le rapport contrat-échange sur l’obligation politique. Il s’agit de multiplier les gouvernements afin de réduire (minimiser) l’injustice, de passer d’un ordre monopolisé à un ordre pluraliste, de diminuer fortement les coûts de passage d’un système politique à un autre ».

La sede del Parlamento del Liechtenstein a Vaduz
Le siège du Parlement du Liechtenstein à Vaduz

« La tentative que, selon l’auteur, la pensée politique de Hans Adam II veut atteindre est la désacralisation de l’État moderne par le dépassement d’une conception statique de l’ordre. La science juridico-politique dans les années à venir », conclut Luigi Pirri, citant l’Évangile selon Marc (« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat »), « devra prendre en grande considération les développements de la réforme constitutionnelle de la Principauté ». En outre, la crise fiscale et monétaire actuelle des États occidentaux représente une occasion unique de promouvoir des formes de communauté politique qui ne disposent pas autoritairement des citoyens, mais sont, finalement et à juste titre, à leur service. »

Sources :

“Lo Stato come impresa: il caso del Liechtenstein” di Luigi Pirri per http://www.polyarchy.org/ (2012);
“Il Liechtenstein è del principe” di Vittorio Malagutti per http://archiviostorico.corriere.it/ (2003).